Huître


Les huîtres (устрицы), un mets de choix sur une table russe

Les plus fervents amateurs d’huîtres n’étaient autres que les tsars de Russie. Il y a plus d’un siècle les huîtres partaient déjà vers Saint-Pétersbourg afin d’être présentées sur les tables des tsars, accompagnées de caviar ou encore de vodka.
Les plus estimées provenaient de Flensbourg (Tourguéniev parle de jeunes gens «frais comme des huîtres de Flensbourg») et d'Ostende.
Et on consommait moult huîtres dans les milieux nobles: il y en a de nombreuses traces dans la littérature. Ainsi ce dialogue entre les personnages d’Anna Karénine de Tolstoï, paru en 1878:
«– Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.
– Ah! Ah ! Des huîtres!» (trad. J.-W. Bienstock)
En 1900, Anton Tchékhov évoque, dans une de ses dernières lettres à son ami Boris Lazarevski, les «huîtres du Pacifique» qu’il a goûtées à Vladivostok, en revenant de l’île de Sakhaline.

Le célèbre Livre de la bonne et saine nourriture (Книге о вкусной и здоровой пище) de 1939 donne la recette suivante de la préparation des huîtres: «Laver les écailles dans l'eau froide. Une ou deux minutes avant de servir, les ouvrir à l'aide d'un couteau spécial, retirer la valve supérieure, en ne touchant pas à l'huître sur sa valve inférieure, que l'on mettra aussitôt dans de l'eau froide salée (si possible avec de la glace), laver et placer sur un plat, dont le fond sera recouvert d'une couche égale de fine glace pilée. Servir les huîtres avec un citron, coupé en deux ou en quatre, ou avec du jus de citron». 
Si l'URSS n'a pas développé la production massive d'huîtres, on en avait entrepris l'élevage dans la région de Krasnodar et, depuis cinq ans, il se répand en Crimée. Aujourd'hui, on élève en France des huîtres d'une variété censée avoir été celle que goûtaient les tsars.








Extrait du Livre de la bonne et saine nourriture

























Un récit grinçant de Tchékhov de 1884
«Il ne me faut pas beaucoup tourmenter ma mémoire pour revivre ce soir d’automne pluvieux où, me trouvant avec mon père dans une des rues les plus fréquentées de Moscou, je sentis un étrange malaise envahir lentement tout mon être. Je n’éprouve aucune douleur; cependant mes jambes fléchissent, les paroles s’arrêtent dans ma gorge et ma tête se penche sans force… Il me semble que je vais tomber et perdre connaissance.
Si je ne m’étais trouvé alors dans un hôpital, le médecin aurait écrit sur ma planche: «Fames» (faim), maladie qui ne se trouve pas dans les traités médicaux.
Près de moi, sur le trottoir, se tient mon père, vêtu d’un vieux pardessus d’été avec, sur la tête, un bonnet de tricot d’où sort un morceau de ouate blanche. Il a à ses pieds de lourds caoutchoucs et – homme vaniteux –, pour qu’on ne voit pas qu’il les porte sur les pieds nus, il a remonté sur ses jambes de vieilles tiges de bottes.
Ce pauvre original, que j’aime d’autant plus que son élégant pardessus devient de plus en plus déguenillé et plus sale, est arrivé il y a cinq mois dans la capitale pour y chercher une place d’employé aux écritures. Durant cinq mois, il a battu le pavé de la ville réclamant partout du travail et ce n’est qu’aujourd’hui qu’il s’est décidé à aller dans la rue pour y demander l’aumône…
Nous nous trouvons devant une maison à trois étages avec une enseigne bleue de restaurant.
Ma tête fatiguée retombe et, malgré moi, je regarde en haut vers les fenêtres éclairées du restaurant. Derrière, des silhouettes humaines s’esquissent, rapides. J’entrevois le côté droit de l’orchestre, deux lithographies et des lampes suspendues. Mes yeux, fixés sur l’une des fenêtres, aperçoivent une tache blanchâtre et qui dessine avec netteté ses contours rectilignes sur un fond brun foncé. Je concentre ma vue et je reconnais une enseigne murale. Quelque chose y est écrit, mais quoi? Je ne le vois pas.
Une demi-heure durant, je ne quitte pas du regard cette enseigne. Sa blancheur retient mes yeux, hypnotise mon cerveau, je tâche de lire, mais mes efforts restent vains.
Enfin, mon malaise étrange devient plus intense.
Le bruit des voitures commence à me paraître un tonnerre. Dans la puanteur de la rue, je discerne mille odeurs; je vois des éclairs éblouissants dans les lampes des restaurants et dans les lanternes des rues. Mes sens exacerbés acquièrent une acuité anormale; je commence à voir des choses que je ne voyais pas auparavant.
«Huîtres…» déchiffrai-je sur l’enseigne.
Mot étrange! J’ai vécu sur la terre huit ans et trois mois et jamais je ne l’ai entendu! Que signifie-t-il? N’est-ce pas le nom du propriétaire du restaurant? Mais les enseignes qui portent les noms, on les suspend aux portes et non pas aux murs?
«Papa, qu’est-ce que c’est que ça, des huîtres?» demandai-je d’une voix enrouée, en tournant péniblement la tête vers mon père.
Mon père n’entend pas. Il fixe le mouvement de la foule et suit du regard chaque passant… Dans ses yeux, je vois qu’il voudrait leur dire quelque chose, mais le mot fatal reste suspendu sur ses lèvres tremblantes, comme un poids lourd qu’il est impuissant à soulever… Une fois même, il a fait un pas vers l’un d’eux et l’a touché, mais, lorsque l’autre s’est retourné, il a dit: «Pardon!» et, tout confus, a reculé.
«Papa, qu’est-ce que c’est que ça, des huîtres? répétai-je.
– C’est un animal qui… Il vit dans la mer.»
Aussitôt, je me représente cet animal marin inconnu. Il doit être quelque chose de moyen entre le poisson et l’écrevisse. Et, puisqu’il est marin, on doit certes pouvoir en préparer une soupe de poisson délicate avec des épices ou bien encore toutes sortes de plats… J’imagine vivement comment on apporte cet animal du marché, comment on le nettoie rapidement, comment on le met aussi rapidement dans le pot… rapidement… rapidement… parce que tout le monde veut manger… beaucoup manger! De la cuisine se répand l’odeur du rôti de poisson et d’une soupe à l’écrevisse.
Je sens cette odeur chatouiller mon palais, mes narines, s’emparer lentement de tout mon être… Le restaurant, mon père, l’enseigne blanche, mes manches, tout est imprégné d’elle si fortement que je commence à mâcher. Je mâche et j’avale comme si j’avais en réalité un morceau d’animal marin dans ma bouche…
Mes jambes fléchissent de la joie que j’éprouve et, pour ne pas tomber, je saisis mon père par sa manche et me serre fortement contre son pardessus d’été.
Mon père tremble et grelotte. Il a froid.
«Papa… est-ce que les huîtres sont un plat gras ou un plat de carême?
– On les mange vivantes, dit mon père. Elles sont dans des coquilles comme des tortues, mais partagées… en deux moitiés.»
L’odeur agréable cesse instantanément de chatouiller mon odorat et l’illusion disparaît. Maintenant, je comprends tout!
«Quelle horreur! chuchotai-je. Quelle horreur!»
Ainsi, voilà ce que sont des huîtres.
Je m’imaginais un animal ressemblant à la grenouille, assise sur une coquille, regardant avec de grands yeux brillants et jouant avec ses affreuses mâchoires. Je me représente comment on l’apporte du marché, dans sa coquille, avec ses yeux luisants et sa peau visqueuse… Les enfants se cachent tous et la cuisinière, fronçant ses sourcils avec dégoût, prend l’animal par ses pinces, le met sur l’assiette et le porte dans la salle à manger… Les grands le prennent et le mangent… le mangent tout vivant, avec ses yeux, ses dents, ses petites pattes! Et lui miaule et s’efforce de les mordre aux lèvres.

Je me détourne avec répugnance, mais… pourquoi donc mes dents commencent-elles à mâcher? L’animal est affreux, hideux, effroyable, mais je le mange, je le mange avec avidité, craignant de deviner son odeur… J’en ai déjà mangé un et j’aperçois les yeux étincelants d’un autre, d’un troisième… Et je mange ceux-ci aussi… Enfin, je mange la serviette, l’assiette, les caoutchoucs de mon père, l’enseigne blanche… je mange tout ce qui tombe sous mes yeux, car je sens que ce n’est qu’en mangeant que mon malaise passera. Les huîtres me regardent horriblement avec leurs yeux. Elles sont hideuses. Je tremble à y penser, mais je veux manger! Manger!
«Donnez-moi des huîtres! Donnez-moi des huîtres!» et je tends mes mains en avant.
«De grâce, messieurs!» J’entendais en même temps la voix sourde, étouffée de mon père. «J’ai honte de prier, mais, mon Dieu! je suis au bout, je n’en puis plus…
– Donnez-moi des huîtres criais-je encore, en tirant mon père par les pans de son pardessus.
– Tu veux manger des huîtres, petit?» dit une voix auprès de moi avec un éclat de rire.
Devant nous se tiennent deux messieurs en chapeaux haut-de-forme et qui me regardent en riant.
«Tu veux manger des huîtres, toi, mon petit? Vraiment? C’est intéressant! Mais comment les manges-tu?»
Et je me rappelle une main forte qui m’entraîne dans le restaurant éclairé. En un instant, j’ai autour de moi une foule qui regarde avec une curiosité amusée. Je suis assis devant une table et je mange quelque chose de mou et de salé qui sent la mer. Je mange avidement, sans mâcher, ne regardant pas, ne me demandant pas ce que je mange. Il me semble que si j’ouvre mes yeux, je vais apercevoir des yeux étincelants, des pinces et des dents aiguës.
Tout à coup, je commence à mâcher quelque chose de très dur. Un craquement se fait entendre.
«Ha! Ha! Il mange maintenant la coquille!» dit la foule, qui éclate de rire.
Ensuite, je me rappelle que j’ai une soif épouvantable. Je suis couché dans mon lit. Ma bouche me brûle, j’y sens un goût étrange et je ne peux m’endormir.
Dans la chambre, mon père va et vient en gesticulant et je l’entends balbutier: «Il me semble que j’ai pris froid… j’ai un poids lourd dans la tête… comme s’il y avait du plomb dedans… C’est peut-être… oui, c’est peut-être que je n’ai pas mangé aujourd’hui… Comme j’ai été sot… j’ai vu ces messieurs payer dix roubles pour les huîtres; pourquoi ne les ai-je pas priés de me prêter quelque argent?… Ils y auraient consenti assurément…»
Je m’endors vers le matin et je rêve de grenouilles avec des pinces, assises sur une coquille, roulant leurs yeux…
Vers midi, je me réveille avec une soif ardente et je cherche mon père des yeux.
Il est là, toujours allant et venant, faisant de grands gestes.»

(Anton Tchékhov, in L’Humanité, journal socialiste quotidien, traduit par le citoyen Zilber, cinquième année, n° 1716, mardi 29 décembre 1908.)
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Tchékhov décéda dans une station balnéaire en Allemagne. Peu avant sa mort, il commanda du champagne, et, après son décès, son corps fut transporté à Moscou à bord d'un wagon marqué «Huîtres». Ainsi, le créateur du théâtre absurde quitta la vie sous le signe de la fête…

Une adaptation à vocation édifiante


Les récits du "roi du rire" russe


Un tableau de Natalia Nesterova, passionnée par les huîtres